Ô misère!





Misère 

 La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré. GILBERT. 

 À mon air enjoué, mon rire sur la lèvre, 
 Vous me croyez heureux,  doux, azyme et sans fièvre, 
 Vivant, au jour le jour, sans nulle ambition, 
 Ignorant le remords, vierge d'affliction ; 
 À travers les parois d'une haute poitrine, 
 Voit-on le coeur qui sèche et le feu qui le mine ? 
 Dans une lampe sourde on ne saurait puiser 
 Il faut, comme le coeur, l'ouvrir ou la briser. 

Aux bourreaux, pauvre André, quand tu portais ta tête, 
De rage tu frappais ton front sur la charrette, 
 N'ayant pas assez fait pour l'immortalité, 
 Pour ton pays, sa gloire et pour sa liberté. 
 Que de fois, sur le roc qui borde cette vie, 
 Ai-je frappé du pied, heurté du front d'envie, 
 Criant contre le ciel mes longs tourments soufferts 
Je sentais ma puissance, et je sentais des fers ! 

Puissance,... fers,... quoi donc ? - rien, encore un poète 
Qui ferait du divin, mais sa muse est muette, 
 Sa puissance est aux fers. - Allons ! on ne croit plus, 
En ce siècle voyant, qu'aux talents révolus. 
 Travaille, on ne croit plus aux futures merveilles. - 
Travaille !... Eh ! le besoin qui me hurle aux oreilles, 
Étouffant tout penser qui se dresse en mon sein ! 
 Aux accords de mon luth que répondre ?... j'ai faim !
... Petrus BOREL (1809-1859)
Qui n'a jamais éprouvé la misère, l'opprobre, les regrets et les 
maladies, ignore la moitié des sentiments humains. 
François-Rodolphe Weiss ; Principes philosophiques, politiques et moraux (1785) 






Qui n'a jamais éprouvé la misère, l'opprobre, les regrets et les 
maladies, ignore la moitié des sentiments humains. 
François-Rodolphe Weiss ; Principes philosophiques, politiques et moraux (1785) 




La vie est un long chapelet de dégoûts surmontés, de colères vaincues, de chagrins oubliés, de misères vécues : Tout ce qui nous plaît lui déplaît. 
Henri-Frédéric Amiel ; Journal intime, le 25 juin 1872. 


Nous sommes riches aussi de nos misères. 
 Antoine de Saint-Exupéry ; Vol de nuit (1931)



 Le secret du sage est de se mettre à l'abri des grandes commotions et des petites misères. 
Jean-Napoléon Vernier ; Fables, pensées et poésies (1865)







Les effarés 

Noirs dans la neige et dans la brume, 
Au grand soupirail qui s'allume, 
Leurs culs en rond, 
A genoux, cinq petits, - misère ! 
 Regardent le Boulanger faire 
Le lourd pain blond. 
Ils voient le fort bras blanc qui tourne 
La pâte grise et qui l'enfourne 
Dans un trou clair. 
Ils écoutent le bon pain cuire. 
Le Boulanger au gras sourire 
Grogne un vieil air. 
Ils sont blottis, pas un ne bouge, 
Au souffle du soupirail rouge
 Chaud comme un sein. 
Quand pour quelque médianoche, 
Façonné comme une brioche 
On sort le pain, 
Quand, sous les poutres enfumées, 
Chantent les croûtes parfumées 
Et les grillons, 
Que ce trou chaud souffle la vie, 
Ils ont leur âme si ravie 
Sous leurs haillons, 
Ils se ressentent si bien vivre, 
Les pauvres Jésus pleins de givre, 
Qu'ils sont là tous, 
Collant leurs petits museaux roses 
Au treillage, grognant des choses 
Entre les trous, 
Tout bêtes, faisant leurs prières 
Et repliés vers ces lumières 
Du ciel rouvert, 
Si fort qu'ils crèvent leur culotte 
Et que leur chemise tremblote
 Au vent d'hiver.
Arthur RIMBAUD (1854-1891)




La misère crée les poètes.





Cette émotion appelée poésie

Reverdy, dans une sorte d'introduction, prend l'exemple d'un chirurgien qui affirmait n'avoir jamais touché l'âme au bout de son scalpel. Le poète loue son observation et écrit que, comme l'âme, la poésie ne peut être touchée. Pourtant, comme l'âme, on la sent présente en nous, elle est, comme Descartes le dit dans le Discours de la Méthode, « ce qui est le plus évident et le plus connaissable ». Pendant l'enfance, on se croit le centre du monde, et cette émotion reste tout au long de la vie : adulte, nous essaierons par tous les moyens de nous différencier des autres mortels. Celui qui va le plus loin dans cette volonté de différenciation, c'est le poète.
Pour Reverdy, le poète c'est « tout artiste dont l'ambition et le but sont de créer, par une œuvre esthétique faite de ses propres moyens, une émotion particulière que les choses de la nature, à leur place, ne sont pas en mesure de provoquer en l'homme ». Une grande partie de l'essai étayera les conséquences de cette définition :
  1. La Poésie ne se trouve pas dans la nature mais dans le regard de celui qui contemple la nature
  2. La beauté naturelle est une invention humaine : la nature n'est ni belle ni laide
  3. Plus on a lu de poésie, plus on jugera que la nature est belle ou laide
  4. On n'apprend pas la poésie dans la nature mais dans la confrontation avec d'autres pensées sur la nature, dans la lecture en somme
Ensuite, pendant quelques pages, Reverdy commente une citation d'Arthur Rimbaud dans son poème Le Cœur volé : « Mon triste cœur bave à la poupe / Mon cœur est plein de caporal ». Pour lui, le génie du poète se trouve dans la capacité à dire des choses vulgaires avec une très grande simplicité, une grande joie et un grand bonheur. Le poème ne doit pas forcément être beau, il doit d'abord créer un « choc poétique ». Ce raisonnement permet à Reverdy de critiquer la citation de La Bruyère « Tout est dit et nous arrivons trop tard ». En effet, pour Reverdy, ce n'est pas le fait de dire quelque chose de nouveau qui compte, c'est la manière de le dire.
Puis Reverdy revient sur la différence entre Beauté poétique et Beauté naturelle : si l'on cherche la Beauté en poésie, c'est que la Beauté naturelle ne nous satisfait pas ; autrement, au lieu d'aller dans les musées, au théâtre, et de lire des livres, nous passerions nos journées dans la nature.
Reverdy s'oppose alors à Baudelaire en cela qu'il pense que la poésie ne doit pas rechercher le morbide, la misère, la souffrance, car, au contraire, la poésie doit libérer de la souffrance et de la misère. La Poésie ne distrait pas, elle crée une émotion.